En novembre 1914, dans l'impossibilité de vaincre, les deux armées adverses sont immobilisées face à face sur une ligne continue de 780 km, allant de la mer du Nord à la Suisse. Ainsi la guerre de manoeuvre se transforme-t-elle en guerre de siège, de positions et de tranchées.
Alors que les fronts se verrouillent, à l’ouest comme à l’est, les stratèges font grise mine. Le temps d’Austerlitz est bel et bien révolu et la guerre de tranchée partie pour durer, ne laisse espérer, au mieux, qu’une lente usure de l’ennemi, une piètre perspective pour les générations d’officiers élevés au bon lait de l’offensive et de la manoeuvre. Fini les charges de cavalerie, sabre au clair, les furieux assauts de l’infanterie, baïonnette au canon. Place à une guerre de position où la mission des hommes consiste seulement à tenir sous les bombardements, les deux pieds dans la boue, en espérant une hypothétique percée, un jour, quelque part sur le front.
Mais comment en sortir ? Comment en finir avec les fils de fer barbelés, Les barrages d’artillerie et des mitrailleuses qui assurent la défaite à celui qui est assez fou pour attaquer ? Dans les deux camps, la réflexion s’engage sur les moyens de dépasser cette nouvelle forme de guerre que l’on comprend encore assez mal, à la recherche d’une méthode originale ou d’un nouveau front qui permettrait de tout débloquer. Passons sur la théorie du grignotage. Elle n’est que la stratégie de celui qui n’en a pas. Grignoter, en effet consiste à se lancer perpétuellement à l’assaut des positions ennemies afin de prendre sur lui l’ascendant moral et entretenir, par des massacres réguliers sans objectifs fondamentaux, le mordant de la troupe dont on craint qu’elle ne se relâche dans le confort de la défensive. En réalité, le grignotage n’use que l’armée française et aucunement l’adversaire. Il n’est qu’un cache-misère au désarroi du haut commandement et à la vacuité de la pensée du quartier général.
Cette guerre d'usure va mettre à l'épreuve tant les forces morales que matérielles des combattants. On crée et multiplie les ruses de camouflage. Pour parvenir à percer la ligne adverse, on a recours à une préparation prolongée d'artillerie. Ainsi la guerre devient également économique. Le Royaume-Uni utilise sa puissante flotte pour bloquer les ports allemands et gêner leur ravitaillement en matières premières et produits alimentaires. L'Allemagne riposte alors en inaugurant le blocus par sous-marins; mais ceux-ci ne pouvant pas s’emparer des navires marchands, ils les coulent avec leur équipage. Dans la foulée, ils ne dédaignent pas non plus de torpiller quelques paquebots de passagers civils· ce qui inquiète l'opinion mondiale.
Quand les lignes se fixent à la fin de l’année 1914, l’état-major découvre qu’il n’y a pas de solution classique à la paralysie du front. Ne pouvant se résoudre à reconnaître que les tranchées ont tué le mouve-ment et qu’on est bien en peine d’inventer une nouvelle façon de faire la guerre, le grand quartier général (GQG) cherche à masquer son trouble par une formule magique: l’usure. À pratiquer l’usure avec enthousiasme Joffre et ses affidés ne se rendent pas compte qu’ils usent plus encore leur armée que celle de l’adversaire et tout autant le moral des combattants que de la nation toute entière. L’année 1915 est bien cruelle. D’un côté des poilus las et déterminés qui maudissent la guerre et l’Allemagne à la fois ; de l’autre des généraux se commencent à douter du génie du grand quartier général et qui remettent ouvertement en cause ses choix stratégiques. L’indécision est générale. Il fallait bien s’adapter et faire des expériences se défend Joseph Joffre dans ses mémoires. L’ennui c’est que ces expériences se faisaient avec la vie de centaines de milliers d’hommes.
Grelottant de froid, la moustache formant des stalactites à ses extrémités, s’endormant le soir trempé de pluie et se réveillant au matin comme paralysé dans des vêtements durcis par le gel, les poilus souffrent le martyre durant le premier hiver de cette guerre qui devait être courte et qui n’en finit plus. Pas assez d’effets chauds, pas assez de pantalon, de chaussures, de chaussettes, de linge de corps, l’armée française manque de tout. Les héros sont des loqueteux, des clochards en armes. Heureusement, il y a le colis des familles qui pallie tant bien mal la pénurie générale et qui déversent sur le front cache-nez, pull-overs, imperméables, bonnets et pantalons de velours. Tout cela n’est pas très réglementaire, pas plus que le sont les peaux de moutons distribués par l’intendance, mais cela tient chaud et c’est tout ce qui compte. Contre la boue glacée qui contraint les hommes à dormir debout, en revanche il n’a rien à faire. Le moral reste bon, dans le sens où les soldats demeurent confiants dans la victoire sinon dans leurs chefs, mais jusqu’à quand ? Si cela durait trop longtemps, il n’y aurait plus que des pacifistes. Cinq mois de guerre, pour les braves gens qui ne sont pas des guerriers dans l’âme, c’est déjà beaucoup. Qu’auraient-ils pensé s’ils avaient su qu’il y en aurait 52. En janvier 1915, les mobilisés croient toucher le fond de leur misère. Ils sont pourtant loin du compte.
Les tranchées cela devait être temporaire, une pause momentanée imposée par les taupes allemandes que les Français, une fois leur souffle repris, sauraient bien balayer d’un revers de leurs baïonnettes. Mais ce qui ne devait pas durer s’éternise.
On connaît les misères de la vie quotidienne du combattant des tranchées, maintes fois décrites, et dont les poilus font la première expérience en cours de l’hiver 1914-1915 : Le froid, la pluie, la vermine, les puces et les poux - les fameux « totos » que la propagande française dit moins voraces que ceux qui sévissent sur le corps des Allemands -, l’invasion des rats innombrables, bien nourris de chair humaine et gros comme des chats qui mènent/ la nuit folle farandole jusque dans les poches pour vous dérober un morceau de pain. Les repas que l’on prend quand la boue vous empêche de vous asseoir, la soupe froide dans laquelle tombe la pluie, le « rata » gluant et à moitié figé de nouilles, de riz, de haricots et de viande mélangés, le café qui ne vous réchauffe pas, le vin gelé dans la bouteille au petit matin, et le pain qui crisse sous la dent parce qu’on ne peut pas faire autrement que de l’attraper avec les mains maculées de terre.
Bouffés par la gale, passant des nuits de mauvais sommeil dans des trous de troglodytes, les soldats sont plongés le jour dans la torpeur. « Nous sommes plus qu’à moitié des êtres vivants» affirment certains.
Et puis il y a la boue, l’adversaire invincible des poilus, l’eau stagnante dans les boyaux, les tranchées qui s’écroule sous la pluie ou plutôt qui fondent littéralement et qu’il faut étayer sans cesse. Les plus chanceux ont reçu des bottes d’égoutier de la part de l’intendance: ils ont l’air fin les valeureux poilus, en chasuble de moutons et grandes bottes de caoutchouc. «Nous sommes plus des hommes mais des paquets de boue» écrive certains. Gare aux bonhommes qui tombent dans un trou d’obus, ils sont immédiatement aspirés et y perdent au mieux leurs armes ou leurs chaussures. Louis Barthas se souvient ainsi en décembre 1915 d’un camarade qu’ils ne parviennent pas à sortir de la gadoue où il est englué et qu’ils finissent par abandonner à son sort, en lui laissant une pelle tandis que l’homme supplie qu’on achève le coup de fusil pour abréger son agonie.
Ces petites misères physiques ne sont encore que peu de chose face aux souffrances morales, au spectacle quotidien de la mort,
au cris des blessés entre les lignes qui appellent d’une voix de plus en plus étouffée: «Maman ! Maman !», le cri le plus affreux que l’on puisse entendre aux dires d’un légionnaire qui
ne se laisse pourtant pas émouvoir facilement. La mort, c’est d’abord la mort des autres, ces allemands que l’on a recouvert de terre dans une tranchée reconquise et sur lequel on marche sans
vergogne, ces cadavres en putréfaction dans le no man’s land qui se rappellent à l’existence des vivants quand la chaleur revient. Entre l’hiver et l ‘été, la boue glaciale de l’hiver et les
odeurs pestilentielles des chairs en décomposition, accompagnées d’essaims de grosses mouches vertes bourdonnantes, chaque saison a ses qualités. Tous ces morts sans sépulture rappellent sans
cesse à ceux qui leur survivent le sort qui vraisemblablement les attend. Or, la perspective de disparaître anonymement, sans une croix, sans une tombe digne de ce nom, sans que les parents ou
l’épouse puissent un jour rapatrier le corps dans le caveau familial et venir se recueillir devant lui, terrorise les soldats. C’est aussi à cela que sert la camaraderie du front. C’est une forme
d’assurance. Si l’on tombe, on peut compter sur un copain pour écrire au pays, voir pour ramener, la nuit, le corps dans les lignes françaises. Disparaître à la guerre est malgré tout d’une
banalité effrayante. La majeure partie des morts des 6 premiers mois sont des disparus, ni officiellement comptés parmi les morts, ni dénombrés parmi les prisonniers. Volatilisés sur le champ de
bataille, enterrés à la va-vite par l’ennemi lors de sa progression en 1914, ils se sont évanouis et leur famille n’ont jamais rien su.
Naturellement, le plus dur à supporter, ce qui marque à vie, ce sont les bombardements et les assauts. Ils ne sont pas si fréquents mais ils laissent une trace indélébile. Une vision naïve représente la guerre de tranchée comme une incessante succession escarmouches, d’assaut et de bombardements. Heureusement pour ceux qui la font, la guerre est surtout faite d’ennui et de longs moments d’attente. Il n’empêche, tenir la tranchée c’est avant tout passer le temps à attendre. Attendre le courrier et la soupe qui rythment la journée, attendre la relève et le départ pour le cantonnement, attendre la permission, attendre la paix,… Avec, parfois, la révolte de ceux qui n’arrivent pas à se résigner : mais quand donc cela va-t-il finir ?
Après tout, ça ne peut pas durer toujours. Aussi les pronostics vont bon train. En janvier, on a fait le vœu pour obtenir la victoire au printemps, puis, celle-ci se dérobant malgré les lourdes pertes des offensives répétées, on repousse le terme de ses souffrances à l’été, puis on la repousse en août, ou au pire, au début de l’automne. Mais tout plutôt une seconde campagne d’hiver !
À force de ne plus pouvoir et sachant bien d’expérience que la décision sur le front occidental est plus qu’improbable, les poilus en viennent eux aussi à espérer en n’importe quoi, un miracle même, pourvu que cette misère finisse.
De toute façon les soldats n’ont rien d’autre à faire qu’à apprendre la patience. Il joue aux dames, aux cartes, cisèlent des bagues, des vases, des tire-bouchons et quantité d’autres objets avec le cuivre des douilles des obus, confectionnent des jouets pour les enfants, sculptent des cannes et font passer le temps comme ils peuvent. On dort, on mange, on croise, on se déplace d’un cantonnement aux premières lignes puis des premières lignes au cantonnement, sans poser de questions comme des automates. Que peut-on faire d’autre que de se résigner ? La guerre contre la barbarie n’avait plus de sens à partir du moment où l’on avait compris, trop tard, que la guerre était la barbarie.
«Unis comme au front» dit le slogan; la réalité de la guerre des tranchées est pourtant très éloignée de cette reconstitution patriotique brossant en 3 mots le portrait d’une France soudée, unie au-delà des barrières de classe. Le fond est aussi un monde inégalitaire. Cette mixité sociale tant encensée si elle avait été à peu près réelle au début de la guerre tendait à se réduire aux chaussures et a mesure de la durée de la guerre. On comprend dès lors le sentiment d’escroquerie de ce qui se nomment eux-mêmes les PCDF (Pauvres Cons du Front), bien seuls à en «roter». Bien entendu, les poilus sont à même de comprendre qu’une immense armée a besoin d’une intendance à sa mesure, mais dans un pays qui voue un culte à l’égalité, cette disparité devant l’impôt du sang fait grincer les dents des malchanceux qui envient ceux qui ont réussir à se garantir des «marmites» et des assauts. En fin de compte la perception si désagréable de l’inégalité devant la mort fait ressurgir la question sociale avec d’un coté les petits qui en bavent et de l’autre les «gros» je qui sauvent leur peau. Souffrant de compter pour si peu alors que le pays leur doit tant, les combattants des tranchées voudraient juste un peu de reconnaissance. Or ils ont l’impression, à juste titre, qu’on leur marchande l’admiration à laquelle ils ont droit. Ils trouvent des cantonnements mal organisés, les chambres chez l’habitant déjà occupées par la kyrielle de « planqués » qui y vivent à demeure et n’ont pas d’autres choix que de se contenter des granges avec une paille qui n’est pas toujours de première fraîcheur. Le cantonnement ce sont aussi des civils voraces et âpres au gain vous vendent du vin, de l’alcool, des biscuits et des boites de conserves à des prix défiant toute concurrence tellement ils sont élevés.
Depuis des mois: «Je les grignote» disait Joffre, mais cette formule n’est-ce pas l’habillage d’une stratégie de celui qui ne va pas. L’usure, en effet, n’est pas une théorie, mais un cache-misère. Elle n’est pas une idée née du blocage du front en 1914 et qui guide les opérations de 1915, mais une justification a postériori qui permet de camoufler les échecs et de les rendre supportable par l’opinion. Elle est une invention qui permet de sauver la face et de ne pas avouer que je ne sais pas quoi faire tout en donnant un sens aux sacrifices des hommes alors que celui-ci n’en a guère. L’usure au final est une magnifique entreprise de propagande qui, grâce à la bonne volonté d’une presse servile, a été gobée par l’arrière comme une vérité révélée. C’est en effet à pleurer car le grignotage consiste à attaquer tandis que les allemands défendent, et à ce jeu là ce sont les assaillants, écrasés par le barrage de l’artillerie et fauchés par les mitrailleuses, qui connaissent le plus de pertes. L’usure use d’abord l’armée française et sert donc, sans le vouloir, les intérêts allemands.
A ce "petit jeu" là, ce sont, de nouveau, 39 trébéens qui y perdront la vie (soit 73, en 17 mois de guerre).